Sarcelles, le 23 mars 2001
Ma chère Valérie,
Merci pour ta carte d’anniversaire. Elle m’a fait très
plaisir. On a pas tous les jours 18 ans et avec ma vie qui n’est
pas très drôle en ce moment, j’en avais bien
besoin.
Dommage que tu ne sois pas près de moi : je pourrai te parler
plutôt que t’écrire. Je ne sais pas trop par
où commencer. J’ai tellement de choses à te
dire. J’avoue que j’aurais voulu te dire des choses
plus gaies, pleines d’espoir.
Je n’ai pas trop le moral en ce moment avec ce qui se passe
à la maison, surtout avec mes parents.
Tu sais que je n’ai même pas pu fêter mes 18
ans avec mes amis. Ils m’avaient tous proposé une soirée
dansante digne de ma majorité. Tu te demandes sûrement
pourquoi ? Eh bien, mes parents ne voulaient pas parce que cela
ne se fait pas chez les Pondichériens ! Je sens ta réaction
révoltée à la lecture de cette lettre. Mais
que veux-tu, je ne réussis pas à dialoguer avec mes
parents. C’est vraiment dur d’avoir une conversation
ouverte avec mes parents parce que je ne peux pas exprimer mon point
de vue : en Inde, la majorité n’existe que quand tu
te maries ! En fait, pour t’expliquer, tu dépends d’abord
de tes parents puis de ton mari.
Ne crois pas que c’est seulement un problème d’éducation
de fille parce que pour mon frère, ce n’est pas mieux
! Figure-toi qu’on le harcèle pour qu’il se marie
! Frédéric n’en a pas la moindre envie. Tu le
connais, c’est un joyeux fêtard ; il ne pense qu’à
s’éclater avec ses copains, à faire des virées,
à aller en boîte. Avec mes parents, il n’en est
pas question : passées vingt et une heures, il doit être
à la maison. D’autant plus que mon père est
vraiment déçu par l’attitude de Frédéric.
Il ne comprend pas pourquoi son fils ne veut pas épouser
sa cousine germaine (la fille de la soeur de mon père) comme
le veut la tradition. En plus, c’était une promesse
faite à sa soeur aînée. Tu vois l’ambiance.
Frédéric n’a qu’une seule envie, c’est
de prendre un appartement pour être indépendant et
avoir sa liberté.
Alors comment veux-tu que moi dans ces conditions, j’arrive
à dialoguer avec mes parents ? Je connais pourtant d’autres
Indiens mais j’évite de me confier à eux car
j’ai peur du qu’en dira t-on.
A part ça, j’ai démarré la fac à
Paris. Ce n’était pas mon choix premier. Mes parents
ont refusé que j’aille en Province pourtant cette fac
était très réputée. Ils accepté
mon inscription à l’université à Paris
tout en étant stricts sur mes horaires. En effet , je dois
prendre le métro et ça fait très peur à
mes parents.
Je me plais beaucoup à la fac car je me fais d’autres
amis. On parle de plein de choses ; on travaille ensemble à
la bibliothèque. D’ailleurs, j’ai sympathisé
avec Nicolas, un mec super-sympa qui vient de province. Il est en
chambre universitaire. J’admire sa façon de prendre
sa vie en main. Il a une matûrité que je n’ai
pas. Il est tellement plein d’humour que j’oublie mes
soucis de la maison.
Je t’entends d’ici avec toutes tes questions ! Non,
je ne sors pas avec lui, c’est juste une belle amitié.
Surtout qu’avec nos traditions, j’ai peur d’être
rejetée. Je ne sais plus où j’en suis, comment
agir. J’ai beaucoup de mal à comprendre ma culture.
En quoi la liberté est-elle dangereuse ? Mes cousins en Inde
sont plus libres que moi, ici ! Eux, ils peuvent aller au ciné
avec des amis par exemple, sans véto.
Après tout ce que je viens de te dire, tu dois penser que
la culture indienne se résume à des interdits. Pourtant,
je n’ai pas envie de te laisser sur cette impression. J’aime
mon pays d’origine, son art, son histoire (tu sais très
bien que j’admire Gandhi), son architecture (tous ces temples
et ces palais sublimes) et sa sagesse. Le yoga que tu pratiques
est un art millénaire indien. Tu comprends que je suis fière
de tout ça et j’ai l’impression que je renie
ma culture indienne quand je me plains de l’éducation
que j’ai. Faut-il que je renonce à ma liberté
pour être une vraie Indienne ? Est-ce que vouloir un peu plus
de liberté, c’est être Française à
100% ?
Ecoute, je ne sais plus où j’en suis. Pourquoi ce
manque de confiance de la part de mes parents ? Je ne comprends
pas ! J’ai l’impression qu’ils ne sont pas là,
à part pour mettre des interdits. Impossible de communiquer
avec eux. Ils ne m’écoutent pas. Pourquoi n’y
a t-il pas un juste milieu entre les cultures indienne et française
?
Tu vois, j’ai tellement tout intériorisé pendant
des mois que cette lettre t’étonnera probablement mais
tu es vraiment restée ma seule confidente.
Réponds-moi vite. Donne-moi des conseils en te mettant à
ma place. Je t’embrasse.
Agnès |